Lons-le-Saunier, une ville complètement fondue !
CategoriesActualités
L’ouverture de la Maison de la Vache qui rit à Lons-le-Saunier (1) donne l’occasion de s’arrêter sur l’importance de l’industrie du fromage fondu dans cette ville.
En 2007, il s’est fabriqué en France près de 130 000 tonnes de fromage fondu. La plus grosse partie de cette production sort de deux usines installées dans la préfecture jurassienne : Bel, bien sûr, et la plus discrète Lactalis/Président (2), héritière des fromageries Grosjean, qui fabrique à elle seule 36 000 tonnes. Lons-le-Saunier est la ville du fromage fondu ; si on lui ajoute la production de l’usine Bel de Dole, on peut dire que le Jura est aussi complètement fondu !
Les deux entreprises emploient près de 900 personnes : 350 chez Lactalis et quelque 500 chez Bel. Il faut rapporter ce chiffre à la population de la ville, environ 20 000 habitants.
On connaît la filiation de cette activité. Le procédé du fromage fondu a été inventé en Suisse et la première usine européenne est entrée en activité en 1917 à Dole à l’initiative de la famille Graf.
LE CONTEXTE / Il n’est pas inutile de replacer cette invention dans son contexte. A la fin du XIXè siècle, l’activité laitière connaît une forte progression, elle se structure mieux, des centaines de fruitières apparaissent, on créé les écoles laitières, et face à l’augmentation de la production de gruyère et d’emmental, le métier d’acheteur de fromage évolue vers l’affinage.
Un gros problème perdure : il y a beaucoup de déchets, la maîtrise de l’affinage est difficile ; une partie non négligeable de la production est invendable. Le procédé de fonte apporte alors un débouché quasi miraculeux pour cette production défectueuse, même si elle est vendue à bas prix. « Fromage foutu, fromage fondu ! » dirait le dicton.
De nombreuses fromageries se lancent dans la fabrication du fromage fondu, et pas seulement en Franche-Comté. Parmi elles, deux familles de fromager qui ont démarré leurs activités dans les environs de Lons-le-Saunier : Bel à Orgelet et Grosjean à La Marre.
UNE MARCHE TRIOMPHALE / L’histoire a surtout retenu la marche triomphale de la Vache qui rit créée par Léon Bel. Localement, la concurrence est rude. Les Bel et les Grosjean ont en effet la bosse du travail et des affaires et n’ont pas attendu les fromages fondus pour être concurrents. Ils l’ont d’abord été dans leur activité de vendeur de fromages.
Les hostilités font bouillir le lait quand Bel lance La Vache qui rit. Chez Grosjean on réplique en 1926 avec la « Vache sérieuse » à savoir « celle qui est fabriquée dans les maisons sérieuses ».
Pour le style, pour l’inventivité, Bel semble toujours avoir un coup d’avance, mais n’en rumine pas moins un ressentiment vis-à-vis du concurrent jugé peu fair-play. L’épilogue sera judiciaire et, en 1959, Grosjean doit abandonner La Vache sérieuse qui devient illico La Vache Grosjean.
Les deux entreprises connaissent des fortunes diverses. Plombée par des dissensions familiales, Grosjean, qui pourtant n’était pas manchote non plus en matière d’innovations, finit par être racheté par Nestlé en 1969, avant de passer sous la coupe de Besnier/Lactalis en 1986.
Pour Bel, la belle aventure continue avec au final un groupe disposant de marques fortes, dans la veine de la Vache qui rit (Kiri, Babybel…) – une sorte d’état de grâce permanent – ou en se développant par le biais d’acquisitions comme Leerdammer (fromage fabriqué en Hollande) ou, l’an passé, Boursin. Bel semble éternellement flotter sur un petit nuage de lait.
LES CHEMINS SE SEPARENT / Pour les fabricants de fromages fondus, l’approvisionnement en matière première est naturellement primordial.
L’organisation de la production a longtemps été la même : les fromageries et les affineurs alimentent les fondeurs. Maurice Bressoux a été directeur technique des affineurs Grillot et Arnaud/Juraflore à Poligny, il se souvient très bien du rôle joué par les fondeurs : « C’était une solution idéale pour nos fonds de cave. On y envoyait presque tout y compris des fromages en blanc – de quelques jours – qui n’arrivaient pas à se former. La maîtrise de l’affinage était toujours aussi complexe d’autant que le travail sur la qualité du lait n’existait pas comme nous la connaissons aujourd’hui. Avant la guerre, Léon Bel avait même déclaré qu’il offrirait un million à qui trouverait une solution pour éviter d’avoir des fromages avec des lainures ».
Fromages fondus et comté (2) vont pourtant être appelés à suivre des chemins différents. « D’abord, explique Maurice Bressoux, l’affinage a pu être mieux maîtrisé et les stocks de fromages disponibles pour la fonte sont devenus moins réguliers. Dans le même temps, la demande en fromage fondu s’est développée et les fabricants ont dû faire face à cette demande, ils ont donc eu besoin à la fois d’un approvisionnement régulier, ce que nous ne pouvions plus assurer, et de produits de base homogènes en qualité pour assurer la standardisation de leurs fondus. »
La séparation s’opère dans les années 1970 et quand en 1978/79, le comté connaît une crise de surproduction « je me souviens que chez Bel, les acheteurs n’étaient pas très chauds pour prendre nos surstocks » ajoute Maurice Bressoux.
FONDU ET FONDUE / Voici pourquoi si la Vache qui rit rit, le comté y est de moins en moins compté. On transporte donc à Lons-le-Saunier, chez Bel et chez Lactalis, des dizaines de milliers de tonnes d’emmental, de cheddar, de gouda et de quelques autres fromages. La situation est devenue paradoxale : avant, le fromage fondu servait à recycler des déchets – revaloriser comme on dit aujourd’hui – ; désormais, il faut d’abord fabriquer un fromage avant de le détruire pour élaborer le fromage fondu.
Bien des consommateurs, dans la région, pensent que, très naturellement, la Vache qui rit, et les autres fromages fondus de Lons-le-Saunier, sont fabriqués avec du comté ; il en resterait, mais de façon extrêmement marginale. Il faudrait au moins doubler la production de comté dont la moyenne annuelle est de 50 000 tonnes pour revenir à une situation antérieure et le prix de vente s’en ressentirait sûrement.
Du côté de chez Bel, On laisse dire ou voir. On se souvient d’une récente émission de la série Fugues sur France 3 Franche-Comté consacrée à la Vache qui rit. On y voyait, brièvement, une pile de meules de comté qui laissait penser que…
Par ailleurs, le comté, au lait cru, qui trône sur les plus hautes marches du plateau de fromages, n’a plus guère vocation à se retrouver à bouillir dans un chaudron en vile compagnie. Hormis dans un caquelon, pour la fondue, bien sûr.
Une relocalisation de l’approvisionnement est-elle envisageable ? Après tout, la fin des quotas laitiers peu faire réfléchir à la question.
BREVET D’EXCELLENCE / Lons-le-Saunier est à ce point pointue en matière de fromages fondus que Lactalis a décidé, dans le courant de l’hiver, d’y fabriquer sa « Crème de Société » jusqu’ici élaborée à Roquefort (Aveyron), ce qui représente un volume annuel de 1 300 tonnes.
L’ancienne usine Grosjean a pris de l’ampleur. Selon le point de vue de Lactalis exposé à l’époque dans le quotidien « Les Marchés », le site de Lons-le-Saunier est un pôle d’excellence et accueille le laboratoire de recherche du groupe dédié à ce type de produits pour son marché mondial.
Une position de choix car Lactalis mise sur le fromage fondu pour son développement à l’international. Alors que le marché national semble peu bouger, il n’en va pas de même hors de l’hexagone. Les pays de l’Est et le Moyen-Orient, par exemple, ont du potentiel.
125 A LA SECONDE / Du côté de Bel, la petite fromagerie du début du XXè siècle s’appuie désormais sur près de 12 000 salariés, avec une trentaine de filiales, 25 sites de production et des marques distribuées dans environ 120 pays. La maison Bel, qui reste contrôlée par les héritiers de Léon Bel, même si Lactalis est entré dans le capital pour 24,06%, reste une maison discrète. L’ouverture de la Maison de la Vache qui rit tranche avec cette traditionnelle discrétion, assez propre d’ailleurs au monde des produits laitiers (Lactalis, Bongrain, Entremont…).
Certes Bel est abonné aux campagnes de publicité, c’est dans la culture de la maison autant que les fromages, et le sponsoring. Mais on ne s’attendait pas à cette démarche qui met le groupe en première ligne. Notons qu’en ce mois de mai, un autre changement important est enregistré puisque le PDG Gérard Boivin passe la main.
Bel estime que 125 portions de Vache qui rit sont consommées à chaque seconde dans le monde. La production totale, dans les différents sites, serait donc la suivante : 125 portions que multiplient 3 600 secondes par 24 heures et encore par 365 jours que multiplie enfin le poids d’une portion, soit 22 grammes, cela représente 86 724 tonnes.
(1)La Maison de la Vache qui rit ouvrira au public à partir du 21 mai. A découvrir sur le site www.lamaisondelavachequirit.com
(2) Lactalis (ex Besnier) : deuxième producteur mondial de produits laitiers. Le siège est Laval. En Franche-Comté, Lactalis possède l’importante fromagerie de Vercel (comté vendu sous la marque Président) et trois fabricants de cancoillotte : Landel (à Chatenois-les-Forges), Raguin (à Vercel) et Poitrey (La Belle Etoile près de Besançon). La cancoillotte est également vendue sous la marque Président.
Le site de Lactalis : www.lactalis.fr
(3)Après la seconde guerre mondiale, à la suite d’accord entre pays producteurs, les dénominations du nom gruyère sont régionalisées. On parlera désormais de gruyère de comté, le mot comté étant appelé à vivre sa vie.